Deçà, Delà

Deçà, Delà

Juin 2016 exposition à Weyer (Autriche)

Ausstellung_Stéphanie.Ménasé

Dans mon expérience de peintre comme en Feldenkrais, le toucher m’est apparu comme étant au cœur de ces deux pratiques.

Mais le toucher dont je parle est enrichi des autres dimensions sensorielles et kinesthésiques. Dans ces deux disciplines, on peut développer une forme de toucher sans contact, sans cependant invoquer un pouvoir médiumnique. Ce qui est en jeu ce sont seulement des capacités d’abstraction et de réflexivité sur base d’expérience sensorielle dont chacun est capable sinon en acte du moins en puissance.

Avec le Feldenkrais, nous n’avons pas seulement développé le sens du toucher avec ses nuances et ses modalités de qualité, d’intensité, de nature, de niveau, d’amplitude ; nous avons aussi appris à voir ou à percevoir en touchant et par là nous nous sommes entraînés à mettre en relation et à poser des questions. Cette transposition du toucher à d’autres facultés porte avec elle un développement des capacités d’abstraction, en cela qu’elle correspond et nécessite pour se faire un changement de registre de l’expérience et que cette capacité à transposer ou à transférer véhicule une aptitude accrue à modéliser. On peut ainsi par exemple apprendre à chercher sous un dysfonctionnement une image du corps perturbée ou incomplète.

A partir de là, il est aussi possible d’apprendre à percevoir à distance, tout comme le fait un peintre qui, alors qu’il se situe tout proche du tableau peut donner à percevoir un lointain ou une profondeur – avec la mise en rapport de différents plans. Et, de cette capacité d’abstraction, on peut même arriver à percevoir sans contact dans une projection kinesthésique des organisations et leurs tendances. Comment un peintre peut- t -il suggérer la qualité sensible d’une étoffe, ou son velouté s’il n’en a pas éprouvé dans sa chair la texture ? Pour ce faire, il en invente une transposition en développant des combinaisons de matière, de couleurs et de formes qui les rendra sensibles pour d’autres. On pourrait dire la même chose de toutes les sensations. Ainsi celles qui m’importent quand je peins sont les sensations d’espace, de lointain, de légèreté, de douceur, des humeurs ou des mouvements de l’âme, par extension…

Une œuvre réussie est celle qui donne à expérimenter du jamais vu, du mal articulé, de l’encore impensé, celle qui fait émerger des aspects insoupçonnés dans nos rapports ou dans notre expérience du monde, de nous-même et des autres. Un tel tableau ouvre sur quelque chose qui nous éclaire sur notre façon de voir ou de percevoir le monde lui-même ou encore sur le type de rapport que nous nouons, que nous incarnons.

Il en va de même avec une séance de Feldenkais pertinente : au minimum, elle vous aura mis ou remis d’aplomb, vous aura apporté de la joie, ou, mieux, elle vous aura donné accès à des ingrédients vous permettant de reproduire ce mieux être, cette amélioration de votre condition, ou d’approfondir votre connaissance de vous-même, elle aura ouvert des espaces en vous inconnus, prometteurs ou féconds.

Cet apprentissage sensoriel va très loin puisque peu à peu, à force d’expérience, de pratique et d’études, on apprend à voir ce qui pourtant n’est pas de l’ordre du manifeste, ou, inversement, ce que cache parfois le plus évident, et à en comprendre les rouages.

Je conçois donc l’activité de peindre avant tout comme une expérience du toucher, elle-même médiation de connaissance de soi, des autres et du monde. J’emploie différents outils : des pinceaux, des brosses, des couteaux, et, souvent, je peins directement avec les mains. Mais qu’on utilise un instrument extérieur ou une partie de son corps, c’est l’ensemble en mouvement qui est spontanément engagé. Peindre, c’est laisser son corps, sa gestuelle donner forme à quelque chose. J’aime à dire que je peins « entre tache et touche », et, par cette différenciation, je donne des informations sur ma façon de travailler et sur la dimension charnelle de mon implication dans la réalisation d’une peinture. Dans la tache, le touché est réduit au minimum ; la « tache » relève d’un acte spontané, résiduel, accident de parcours, contingence, tandis que la « touche » renvoie à un acte concerté.

Avec l’éducation du toucher, en Feldenkrais ou par une pratique artistique, le rapport à ce qui est touché change et exige d’être examiné à nouveau. On pourrait penser que le toucher nous livre le rapport le plus chosifié au monde alors qu’il y a un toucher qui ne livre pas des formes et des silhouettes, mais du sans limite. Ce qui fait la seule finitude de ce que je touche, c’est le contact que j’institue ou que j’arrête.

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